18
L’antre de Biggrin

 

 

Drizzt et Wulfgar furent agréablement surpris de découvrir la porte arrière du repaire des verbeegs. Elle se trouvait en haut de la pente raide du versant ouest de la saillie rocheuse. Des piles d’ordures et d’os étaient éparpillées sur le sol au bas des rochers, et un filet de fumée, fin mais régulier, s’échappait de la grotte ouverte, exhalant une bonne odeur de mouton rôti.

Les deux compagnons s’accroupirent dans les broussailles sous l’entrée pendant un petit moment pour déterminer le degré d’activité de la tanière. La lune s’était levée, pâle et brillante, et la nuit s’était considérablement éclaircie.

— Je me demande si nous serons à l’heure pour le dîner, remarqua le drow, un petit sourire sarcastique toujours plaqué sur le visage.

Wulfgar secoua la tête et rit de l’aplomb étonnant du drow.

Bien qu’ils aient tous deux entendu des bruits de marmites s’entrechoquant et quelques voix s’élever dans l’ombre juste derrière l’ouverture, aucun géant ne sortit hors de la grotte jusqu’à peu avant le clair de lune. Un verbeeg gras, probablement le cuisiner du repaire d’après sa tenue, arriva sur le seuil en traînant des pieds et jeta un tas d’ordures provenant d’une grande marmite en acier sur la pente.

— Il est à moi, dit Drizzt, brusquement sérieux. Peux-tu me fournir une diversion ?

— Le fauve fera l’affaire, répondit Wulfgar, bien qu’il ne soit pas spécialement désireux de rester seul avec Guenhwyvar.

Drizzt grimpa furtivement la pente rocheuse, essayant de rester dissimulé dans les ombres noires. Il savait qu’à la lumière de la lune il serait vulnérable, jusqu’à ce qu’il soit parvenu au-dessus de l’entrée, mais l’escalade se révéla plus difficile que ce qu’il avait pensé et son avancée était lente. Quand il eut presque atteint l’ouverture, il entendit le chef cuisinier des géants remuer à l’entrée, apparemment en train de remplir une autre marmite d’ordures.

Mais le drow n’avait nulle part où aller. Un appel en provenance de la grotte détourna l’attention du cuisinier. Devant le peu de temps qu’il lui restait pour se mettre à l’abri, Drizzt accéléra sur les derniers mètres jusqu’au niveau de la porte et scruta rapidement l’intérieur de la cuisine éclairée par des torches.

La pièce était à peu près carrée, contenant un grand four de pierre sur le mur opposé à l’entrée de la grotte. À côté de ce four se trouvait une porte en bois légèrement entrouverte, et Drizzt entendit plusieurs voix de géants s’élever derrière elle. Le cuisinier n’était visible nulle part, mais une marmite d’ordures était posée sur le sol, juste derrière l’entrée.

— Il sera vite de retour, murmura le drow pour lui-même comme il choisissait ses prises et escaladait silencieusement le mur au-dessus de l’entrée de la grotte.

Au pied de la pente, Wulfgar, nerveux, restait assis totalement immobile, tandis que Guenhwyvar faisait les cent pas devant lui.

Quelques minutes plus tard, le chef sortit avec la marmite. Le verbeeg était en train de jeter les ordures quand Guenhwyvar entra dans son champ de vision. D’un grand bond, le fauve se propulsa au pied de la pente. Inclinant la tête en direction du cuisinier, la panthère noire se mit à feuler.

— Ah, vas-y-t’en de là, espèce de matou galeux, dit sèchement le géant (visiblement peu impressionné par l’apparition soudaine du fauve), avant que j’t’écrase ta tête et que j’te jette dans une marmite bouillante !

La bravade du verbeeg était une menace en l’air. Tandis qu’il agitait son poing surdimensionné, toute son attention concentrée sur le fauve, la silhouette noire de Drizzt Do’Urden sauta sur son dos du haut du mur. Ses cimeterres en main prêts à servir, le drow ne perdit pas de temps et trancha la gorge du géant d’une oreille à l’autre. Sans un cri, le verbeeg roula au bas des rochers pour finir au milieu du reste des ordures. Drizzt atterrit brutalement sur le seuil de la grotte et vira sur lui-même, priant pour qu’aucun autre géant ne soit entré dans la cuisine.

Il était en sécurité pour le moment : la pièce était vide. Comme Guenhwyvar et Wulfgar escaladaient la saillie, il leur fit silencieusement signe de le suivre à l’intérieur. La cuisine était petite – pour des géants – et peu garnie. Il y avait une table contre le mur où reposaient de nombreuses casseroles. À côté se trouvait un grand billot pour la découpe, dans lequel était enfoncé un couperet rouillé et ébréché, qui n’avait pas dû être lavé depuis des dizaines. À la gauche de Drizzt se trouvaient des étagères abritant des épices, des herbes et d’autres provisions. Le drow s’approcha pour les examiner tandis que Wulfgar s’avançait pour scruter la salle adjacente – qui était occupée.

Également de forme carrée, cet autre espace était un peu plus grand que la cuisine. Une longue table divisait la pièce en deux, et au-delà, juste en face de l’endroit où il se tenait, Wulfgar vit une seconde porte. Trois géants étaient assis du côté de la table la plus proche de Wulfgar, un quatrième se tenait debout entre eux et la porte, et deux autres étaient assis en face. Le groupe se régalait avec le mouton et aspirait à grand bruit l’épais ragoût, s’insultant et se raillant les uns et les autres – ce qui était typique d’un dîner entre verbeegs. Wulfgar constata avec intérêt que les monstres arrachaient la viande des os à main nue. Il n’y avait aucune arme dans la salle.

Drizzt, tenant un sac qu’il avait trouvé sur les étagères, dégaina de nouveau l’un de ses cimeterres et rejoignit Wulfgar avec Guenhwyvar.

— Ils sont six, chuchota Wulfgar, pointant la salle à manger du doigt.

Le grand barbare souleva Crocs de l’égide et hocha la tête avec empressement. Drizzt jeta un regard furtif par la porte et élabora prestement un plan d’attaque. Il pointa Wulfgar du doigt, puis la porte.

— À droite, chuchota-t-il. (Puis il dirigea son doigt vers lui :) derrière toi, à gauche.

Wulfgar le comprit parfaitement, mais il se demanda pourquoi il n’avait pas inclus Guenhwyvar. Il montra le fauve du doigt.

Drizzt haussa simplement les épaules en souriant, et Wulfgar comprit. Même le barbare sceptique était sûr que Guenhwyvar trouverait elle-même où se placer au mieux.

Wulfgar se secoua pour faire cesser les picotements nerveux de ses muscles et serra fermement Crocs de l’égide. Avec un clin d’œil rapide à son compagnon, il fit irruption dans la pièce et se jeta sur la cible la plus proche. Le géant, le seul du groupe qui était debout à cet instant, parvint à se retourner et à faire face à son assaillant, mais ce fut tout. Crocs de l’égide s’élança dans un grand arc rasant et, avec une précision mortelle, il frappa le géant au ventre, lui écrasant le bas du thorax dans son ascension. Avec une force incroyable, Wulfgar souleva le monstre énorme à près de un mètre du sol. Il tomba, rompu et hors d’haleine, à côté du barbare, mais celui-ci ne lui accorda pas plus d’attention ; il planifiait déjà sa seconde frappe.

Drizzt dépassa son ami à toute allure, Guenhwyvar sur ses talons, se dirigeant vers les deux géants ébahis assis le plus à gauche de la table. Il secoua le sac ouvert qu’il tenait et le fit tournoyer en atteignant ses cibles, les aveuglant dans un nuage de farine. Le drow ne ralentit en rien son mouvement quand il enfonça son cimeterre dans la gorge de l’un des verbeegs poudrés, avant de monter sur la table de bois d’une roulade arrière. Guenhwyvar bondit sur l’autre géant, ses mâchoires puissantes déchirant l’aine du monstre.

Les deux verbeegs de l’autre côté de la table furent les premiers du groupe à véritablement réagir. L’un d’eux sauta pour faire face à l’attaque tourbillonnante de Drizzt, tandis que le second, se désignant involontairement comme la prochaine cible de Wulfgar, s’enfuit en courant vers la porte du fond.

Wulfgar repéra rapidement le géant qui s’échappait et lança Crocs de l’égide sans hésitation. Si Drizzt, alors au beau milieu de sa roulade sur la table, s’était rendu compte à quel point il avait été proche d’entrer en collision avec le marteau de guerre, il aurait pu adresser quelques mots bien sentis à son ami. Mais le marteau atteignit sa cible, heurtant l’épaule du verbeeg et projetant le monstre contre le mur avec suffisamment de force pour lui briser le cou.

Le géant que Drizzt avait égorgé était étendu au sol et se tortillait, tentant vainement d’enrayer l’écoulement de sang vital, et Guenhwyvar n’aurait pas grand mal à achever l’autre. Il ne restait que deux verbeegs à combattre.

Drizzt termina sa roulade et se releva sur ses pieds de l’autre côté de la table, évitant prestement d’être empoigné par le verbeeg qui l’attendait. Il s’élança sur le côté, entre son adversaire et la porte. Le géant, ses énormes mains déployées, se retourna vivement vers lui et chargea. Mais les deux cimeterres du drow étaient dégainés, leurs deux lames s’entrelaçant dans une danse mortelle et hypnotique. Chaque fois que l’une d’elles s’abattait à la vitesse de l’éclair, elle envoyait un autre des doigts noueux du géant à terre. Bientôt, là où s’étaient trouvées les mains du verbeeg ne restèrent que deux moignons ensanglantés.

Hors de lui, le géant balança avec frénésie ses bras semblables à des massues. Le cimeterre de Drizzt s’enfonça vivement au travers de son crâne, mettant un terme à la folie furieuse de la créature.

Pendant ce temps, le dernier géant s’était rué sur le barbare désarmé. Il enroula son bras énorme autour de Wulfgar et le souleva dans les airs, tentant de l’écraser à mort.

Wulfgar raidit ses muscles dans une tentative désespérée d’empêcher son ennemi plus imposant de rompre les os de son dos.

Le barbare avait du mal à trouver son souffle. Furieux, il écrasa son poing dans le menton du géant et releva la main pour un second coup.

Mais alors, grâce au dweomer dont Bruenor l’avait doté, le marteau de guerre magique revint dans sa main. Avec un hurlement de joie, Wulfgar enfonça le manche de Crocs de l’égide dans l’œil du géant, le faisant sortir de son orbite. Le géant relâcha sa prise et la douleur atroce le fit chanceler en arrière. Le monde était devenu tellement flou et douloureux que le monstre ne vit même pas Crocs de l’égide s’élever en arc au-dessus de la tête de Wulfgar et plonger à toute vitesse vers son crâne. Il sentit une déflagration chaude lorsque le lourd marteau lui ouvrit la tête, faisant rebondir son corps sans vie contre la table et renversant le ragoût et le mouton partout sur le sol.

— Ne gaspille pas la nourriture ! cria Drizzt dans une colère feinte comme il se précipitait pour récupérer une côtelette qui semblait particulièrement juteuse.

Tout à coup, ils entendirent les bruits de pas de lourdes bottes et des cris venant du couloir derrière la seconde porte.

— Retournons dehors ! cria Wulfgar en se tournant vers la cuisine.

— Restons ici, hurla Drizzt. Nous commençons tout juste à nous amuser ! (Il montra un tunnel sombre, éclairé par des torches, dont l’entrée débouchait sur le mur gauche de la pièce.) Par là ! Vite !

Wulfgar savait qu’ils poussaient leurs chances, mais encore une fois, il se surprit à écouter l’elfe.

Et encore une fois, le barbare souriait.

Wulfgar dépassa les lourdes poutres de soutènement en bois de l’entrée du tunnel et partit à toute allure dans les ténèbres. Il avait parcouru une dizaine de mètres en la désagréable compagnie de Guenhwyvar, quand il s’aperçut que Drizzt ne le suivait pas. Il se retourna juste à temps pour voir le drow sortir tranquillement de la salle à manger, dépassant les poutres de bois d’un air détaché. Drizzt avait rengainé ses cimeterres. À la place, il tenait une longue dague dont la pointe cruelle était fermement plantée dans un morceau de mouton.

— Les géants ? demanda Wulfgar dans l’obscurité.

Drizzt se déplaça sur le côté, se positionnant derrière l’une des poutres de bois massives.

— Ils sont juste derrière moi, expliqua-t-il calmement tandis qu’il arrachait une autre bouchée à son repas. La mâchoire de Wulfgar se décrocha quand une bande de verbeegs chargea dans le tunnel, ne remarquant même pas le drow dissimulé.

— Prayne de crabug ahm keike rinedere be-yogt iglo kes gron ! cria Wulfgar en tournant les talons, et il partit en courant dans le couloir, espérant que celui-ci n’aboutissait pas dans une impasse.

Drizzt retira le mouton de la pointe de sa lame et le laissa accidentellement tomber sur le sol, maudissant silencieusement le gâchis de cette bonne nourriture. Léchant la dague jusqu’à la nettoyer entièrement, il attendit patiemment. Quand le dernier verbeeg le dépassa, il s’élança hors de sa cachette, cinglant de sa dague l’arrière du genou du géant à la traîne, et filant se dissimuler de l’autre côté de la poutre.

Le géant blessé hurla de douleur, mais le temps que ses compagnons se soient retournés vers lui, le drow était introuvable.

Wulfgar se glissa derrière un virage, contre le mur, devinant aisément ce qui avait stoppé la poursuite. La bande avait fait demi-tour quand ils s’étaient aperçus qu’il y avait un autre intrus plus près de la sortie.

Un géant bondit entre les poutres de soutènement et prit position, ses jambes largement écartées et sa massue levée, ses yeux allant d’une porte à l’autre comme il tentait de se figurer quelle direction avait bien pu suivre son assaillant. Derrière lui, sur le côté, Drizzt retira un petit couteau de chacune de ses bottes et se demanda comment les géants pouvaient être assez stupides pour se faire abuser deux fois par le même tour en l’espace de dix secondes.

Peu désireux de s’étendre sur sa bonne fortune, l’elfe se rua derrière sa victime suivante et avant que ses compagnons, encore dans le tunnel, puissent percevoir un cri d’avertissement, il enfonça profondément l’un de ses couteaux dans la cuisse du géant, sectionnant le tendon de son jarret. Celui-ci vacilla sur le côté et Drizzt, tout en lui sautant dessus, s’émerveilla de la cible facile que constituaient les veines épaisses du cou d’un verbeeg quand leur mâchoire se serrait de douleur.

Mais le drow n’avait pas le temps de s’arrêter pour méditer sur les hasards du combat. Le reste de la bande, cinq géants en colère, avait déjà écarté leur compagnon blessé dans le tunnel et n’était qu’à quelques enjambées derrière lui. Il planta fermement le second couteau dans le cou du verbeeg et se dirigea vers la porte qui menait vers les profondeurs du repaire. Il aurait pu y arriver, sauf que le premier géant qui revint dans la salle à manger avait une pierre à la main. En règle générale, les verbeegs sont plutôt adeptes des jets de pierre, et celui-là était plus doué que la plupart. La tête sans casque du drow était sa cible, et il visait bien.

Le lancer de Wulfgar atteignit également sa cible. Crocs de l’égide fracassa la colonne vertébrale du dernier géant comme il dépassait son compagnon blessé dans le tunnel. Celui-ci, qui s’employait toujours à retirer la dague de Drizzt de son genou, regarda avec incrédulité son compagnon mort si subitement et le barbare fou furieux qui chargeait maintenant sur lui.

Du coin de l’œil, Drizzt vit arriver la pierre. Il réussit à se pencher suffisamment pour éviter que sa tête soit atteinte, mais le lourd projectile le heurta à l’épaule et l’envoya voltiger sur le sol. Le monde tournait autour de lui comme s’il avait été son axe. Il lutta pour se réorienter, car inconsciemment il savait que le géant fondait sur lui pour l’achever. Mais tout lui paraissait flou. Puis, quelque chose qui se trouvait par terre, juste devant son visage, parvint à attirer son attention. Il riva son regard dessus, s’efforçant de le voir nettement et de faire en sorte que sa tête cesse de tourner.

Le doigt d’un verbeeg.

Le drow avait repris ses esprits. Il attrapa vivement son arme.

Il savait qu’il était trop tard quand il vit le géant qui le surplombait, sa massue levée pour une frappe mortelle.

Le géant blessé s’avança vers le milieu du tunnel pour faire face à l’assaut du barbare. La jambe du monstre s’était engourdie et il ne pouvait pas s’ancrer solidement au sol. Wulfgar, Crocs de l’égide aisément revenu dans ses mains, il le dégagea d’une frappe et continua jusqu’à la salle à manger. Deux géants l’y attendaient.

Guenhwyvar se faufila entre les jambes d’un géant tandis qu’il se retournait et bondit aussi haut et aussi loin que le lui permettaient ses muscles lisses. Juste au moment où le verbeeg qui se tenait au-dessus de Drizzt commença à balancer sa massue vers l’elfe couché sur le ventre, Drizzt vit une ombre noire passer devant son visage. Une entaille irrégulière apparut sur la joue du géant. Drizzt comprit ce qui s’était passé quand il entendit Guenhwyvar atterrir sur la table, avant de se propulser plus loin dans la salle. Bien qu’un second géant ait maintenant rejoint le premier, leurs deux massues dressées prêtes à frapper, Drizzt avait gagné tout le temps dont il avait besoin. D’un mouvement fulgurant, il sortit l’un de ses cimeterres de son fourreau et le planta dans l’aine du premier géant. De douleur, le monstre se plia en deux, faisant office de bouclier en prenant le coup de son camarade sur la nuque.

— Merci, murmura le drow tout en roulant sur le cadavre, atterrissant sur ses pieds et lançant une autre frappe vers le haut, mais cette fois-ci en se relevant pour accompagner le mouvement de son arme.

Un autre géant perdit la vie à cause de son hésitation car, pendant que le verbeeg stupéfait regardait d’un air perplexe le cerveau de son ami qui maculait sa massue, la lame incurvée du drow s’enfonça dans sa cage thoracique, déchirant ses poumons et finissant sa course dans le cœur du monstre.

Le temps passait au ralenti pour le géant mortellement blessé. La massue qu’il avait lâchée sembla mettre plusieurs minutes à atteindre le sol. Avec le mouvement à peine perceptible de l’arbre qui tombe, le verbeeg partit en arrière, libérant le cimeterre. Il savait qu’il était en train de tomber, mais le sol ne venait pas à sa rencontre. Il ne vint jamais…

Wulfgar espérait qu’il avait frappé le géant qui se trouvait dans le tunnel suffisamment fort pour le garder un bon moment à l’écart de l’échauffourée – il serait en effet dans une position délicate si celui-ci arrivait derrière lui à cet instant. Il en avait largement pour son compte avec les deux géants auxquels il faisait face à présent en matière de parades et de ripostes. Il n’avait pas besoin de se soucier de ses arrières, cependant, car le verbeeg blessé était effondré contre la paroi du tunnel, inconscient de ce qui l’entourait. Et dans la direction opposée, Drizzt venait d’en finir avec les deux autres géants. Wulfgar eut un rire sonore quand il vit son ami essuyer le sang de sa lame et se diriger vers eux. Un des verbeegs remarqua lui aussi l’elfe noir, et il se dégagea de sa bataille avec le barbare pour faire face à ce nouvel ennemi.

— Hé, espèce de p’tit avorton, tu crois pouvoir m’affronter et vivre pour l’raconter ? beugla le géant.

Feignant le désespoir, Drizzt l’examina du regard. Comme d’habitude, il trouva un moyen aisé de gagner le combat. Guenhwyvar avait rampé derrière les corps des géants pour atteindre une position favorable. Drizzt fit un petit pas en arrière, entraînant le géant sur la trajectoire du fauve.

La massue du géant s’écrasa sur les côtes de Wulfgar, le propulsant contre la poutre de bois. Mais le barbare était fait d’une étoffe plus solide que le bois, et il encaissa stoïquement le coup, rendant le double avec Crocs de l’égide. Le verbeeg frappa encore, et Wulfgar riposta de nouveau. Le barbare combattait presque sans interruption depuis plus de dix minutes, mais l’adrénaline coulait à flots dans ses veines et il se sentait à peine essoufflé. Il commença à se réjouir des heures interminables qu’il avait passées à peiner pour Bruenor dans les mines, tout comme des kilomètres et des kilomètres de course dans lesquels l’avait entraîné Drizzt durant leurs séances, tandis que ses coups s’abattaient, de plus en plus fréquents, sur son adversaire fatigué.

Le géant avançait sur Drizzt.

— Ah, reste en place, espèce d’misérable rat ! gronda-t-il. Et va pas t’servir d’tes combines perfides ! On voulons voir comment qu’tu t’en sors dans un combat à la loyale !

Juste au moment où les deux adversaires se rejoignaient, Guenhwyvar parcourut comme une flèche les derniers mètres qui la séparaient d’eux et plongea profondément ses crocs dans l’arrière de la cheville du verbeeg. Par réflexe, le géant se retourna vers ce nouvel attaquant, mais il se reprit vite et reporta vivement les yeux vers l’elfe…

Juste à temps pour voir le cimeterre pénétrer dans sa poitrine.

Drizzt répondit à l’expression perplexe du monstre par une question :

— Où dans les Neuf Enfers as-tu pu pêcher l’idée que je me battrais à la loyale ?

Le verbeeg s’éloigna en vacillant. La lame n’avait pas atteint son cœur, mais il savait que sa blessure serait fatale si elle n’était pas soignée. Du sang se répandait abondamment sur la tunique de cuir du monstre, et il peinait à trouver son souffle.

Drizzt et Guenhwyvar alternaient leurs attaques, l’un portant une frappe d’un côté avant de s’éloigner pour esquiver les ripostes maladroites du monstre tandis que l’autre se ruait sur son autre flanc. Ils savaient tous les deux, tout comme le géant, que ce combat serait bientôt terminé.

Le géant qui combattait Wulfgar ne pouvait pas plus longtemps soutenir une position défensive avec sa lourde massue. Le barbare commençait à se fatiguer lui aussi, alors il entonna un vieux chant guerrier de la toundra, le Chant de Tempus, dont les notes stimulantes l’exaltèrent pour le déluge de coups final. Il attendit que la massue du verbeeg penche inexorablement vers le bas pour balancer Crocs de l’égide en avant, une fois, puis deux, puis une dernière fois. Wulfgar faillit s’écrouler d’épuisement après la troisième frappe, mais le géant s’affaissa sur le sol. Péniblement, le barbare pesa sur son arme et regarda ses deux têtes trancher et écraser le verbeeg jusqu’à en faire de la bouillie.

— Bien joué ! dit Wulfgar en riant quand le dernier géant fut abattu.

Drizzt marcha jusqu’au barbare, son bras gauche pendant mollement sur le côté. Sa veste et sa chemise étaient déchirées là où la pierre l’avait frappé, et la peau exposée de son épaule était enflée et meurtrie.

Wulfgar regarda la blessure avec une inquiétude sincère, mais Drizzt répondit à sa question muette en levant le bras devant lui, bien qu’il grimace de douleur sous l’effort.

— Cela guérira vite, assura-t-il à Wulfgar. Ce n’est qu’une méchante bosse, et je trouve que c’est un petit prix à payer pour les cadavres de treize verbeegs !

Un gémissement sourd émana du tunnel.

— Douze pour l’instant, corrigea Wulfgar. Apparemment, il y en a un qui n’est pas tout à fait mort.

Avec une profonde inspiration, Wulfgar souleva Crocs de l’égide et se détourna pour finir la besogne.

— Un instant, insista Drizzt, une pensée taraudant son esprit. Quand les géants se sont rués sur toi dans le tunnel, tu as crié quelque chose, dans ta langue natale, je crois. Qu’est-ce que tu as dit ?

Wulfgar rit de bon cœur.

— C’est un vieux cri de bataille de la tribu de l’Élan, expliqua-t-il. « Que la force soit avec mes amis, et que la mort s’abatte sur mes ennemis ! »

Drizzt regarda le barbare avec suspicion et se demanda jusqu’à quel point Wulfgar savait mentir.

 

***

 

Le verbeeg blessé était toujours appuyé contre la paroi du tunnel quand les deux compagnons et Guenhwyvar revinrent vers lui. La dague du drow était profondément enfoncée dans son genou, sa lame inextricablement coincée entre deux os. Le géant regarda les hommes qui s’approchaient avec un regard rempli de haine, quoique étrangement calme.

— Tu vas payer pour tout ça, cracha-t-il à Drizzt. Biggrin va bien s’amuser avec toi avant d’te tuer, sois-en sûr !

— Il a donc une langue, dit Drizzt à Wulfgar. (Puis, s’adressant de nouveau au géant :) Biggrin ?

— Le propriétaire de la grotte, répondit le géant. Biggrin va vouloir faire ta connaissance.

— Et bien, nous aussi, nous voulons rencontrer Biggrin ! explosa Wulfgar. Nous avons une dette à lui faire payer – un petit problème concernant deux nains !

Dès que Wulfgar mentionna les nains, le géant cracha encore. En un éclair, le cimeterre de Drizzt fut hors de son fourreau et s’immobilisa à un centimètre de la gorge du monstre.

— Tue-moi et finis-en, dit le géant en riant, véritablement indifférent à son sort. (Le calme du monstre décontenança Drizzt.) Je sers le maître ! proclama le géant. C’est une gloire de mourir pour Akar Kessell !

Wulfgar et Drizzt se regardèrent avec inquiétude. Ils n’avaient jamais vu ni entendu parler de ce genre de dévouement fanatique chez un verbeeg, et cette vision les perturbait. Le défaut principal des verbeegs, celui qui les avait toujours empêchés de parvenir à dominer les races plus petites, était leur réticence à se consacrer sans réserve à quelque cause que ce soit et leur incapacité à suivre un chef.

— Qui est Akar Kessell ? demanda Wulfgar.

Le géant eut un rire diabolique.

— Si vous être des amis des cités, vous l’saurez bien assez tôt !

— Je pensais que tu avais dit que Biggrin était le propriétaire de cette grotte, dit Drizzt.

— De la grotte, répondit le géant, et d’une tribu autrefois. Mais Biggrin suit le maître, maintenant !

— Nous avons un problème, murmura Drizzt à Wulfgar. As-tu jamais entendu parler d’un chef verbeeg qui abandonnerait le pouvoir à un autre sans combattre ?

— J’ai peur pour les nains, dit Wulfgar.

Drizzt se retourna vers le géant et décida de changer de sujet pour obtenir des informations quant à leur situation immédiate.

— Qu’y a-t-il à l’autre bout du tunnel ?

— Rien, répondit trop vivement le verbeeg. Euh, c’est juste un coin où qu’on dort, c’est tout.

Loyal, mais stupide, constata Drizzt. Il se tourna de nouveau vers Wulfgar :

— Nous devons exterminer Biggrin et tous les autres occupants de la grotte qui pourraient aller avertir cet Akar Kessell.

— Qu’est-ce qu’on fait de celui-là ? demanda Wulfgar.

Mais le géant répondit à la question à la place de Drizzt. Animé par ses rêves de gloire, il préférait mourir pour le sorcier. Il tendit ses muscles, ignorant la douleur de son genou, et bondit sur les deux compagnons. Crocs de l’égide écrasa la clavicule et le cou du verbeeg en même temps que le cimeterre de Drizzt s’enfonçait entre ses côtes et que la mâchoire de Guenhwyvar se refermait sur ses entrailles.

Mais le masque mortuaire du démon arborait un sourire.

 

***

 

Le couloir derrière la porte du fond de la salle à manger n’était pas éclairé, et les compagnons durent retourner dans le second couloir enlever une torche de son support pour l’emporter avec eux. Comme ils serpentaient le long du long tunnel, pénétrant de plus en plus profondément dans les entrailles de la colline, ils dépassèrent plusieurs petites pièces. La plupart étaient vides, mais certaines débordaient de provisions de toutes sortes : nourriture, peaux de bêtes, massues et lances.

Drizzt supposa qu’Akar Kessell avait prévu d’utiliser cette grotte comme camp de base pour son armée.

L’obscurité était totale sur une bonne distance et Wulfgar, qui ne disposait pas de la vision nocturne de son compagnon elfe, devint nerveux quand la lueur de la torche déclina. Mais ils arrivèrent ensuite dans une vaste salle, de loin la plus grande qu’ils aient vue, au-delà de laquelle le tunnel s’ouvrait sur la nuit.

— Nous sommes arrivés à la porte de devant, dit Wulfgar. Et elle est entrebâillée. Tu crois que Biggrin est parti ?

— Chut, dit Drizzt pour le faire taire.

Le drow pensait avoir entendu quelque chose dans les ténèbres, loin sur sa droite. Il se dirigea à pas de loup dans cette direction, laissant Wulfgar au centre de la pièce avec la torche.

Drizzt s’arrêta net quand il entendit les voix bourrues de géant devant lui, mais il ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait pas à discerner leurs volumineuses silhouettes. Quand il arriva devant un vaste foyer, il comprit. Les voix retentissaient à travers la cheminée.

— Biggrin ? demanda Wulfgar comme il le rejoignait.

— Sûrement, raisonna Drizzt. Tu crois que tu peux passer par la cheminée ?

Le barbare acquiesça. Il hissa d’abord Drizzt – le bras gauche du drow ne lui étant pas d’une grande utilité pour le moment – et il le suivit, laissant là Guenhwyvar pour monter la garde.

Le conduit ascendant de la cheminée serpentait sur quelques mètres, puis se séparait en deux branches. L’une d’elles descendait vers la salle d’où provenaient les voix, et l’autre s’élevait vers la surface en se rétrécissant. La conversation était sonore et véhémente à présent, et Drizzt emprunta le conduit descendant pour en savoir plus. Wulfgar tint les pieds du drow pour l’assister dans la partie finale de la descente, comme la paroi devenait presque verticale. Suspendu à l’envers, dissimulé derrière le rebord d’un autre foyer, Drizzt jeta un regard furtif sur la pièce. Il vit trois géants : le premier se trouvait près de la porte du fond de la salle, donnant l’impression de vouloir s’en aller, le deuxième tournait le dos à la cheminée et se faisait réprimander par le troisième, un géant du givre immensément large et haut.

Drizzt sut par son sourire tordu, dénué de lèvre supérieure, que c’était Biggrin qu’il observait.

— Pour l’dire à Biggrin ! plaida le géant plus petit.

— Tu t’es enfui d’la bataille, dit Biggrin d’un air menaçant. T’as laissé mourir tes camarades !

— Non…, protesta le géant, mais Biggrin en avait entendu assez.

D’un grand coup de sa hache énorme, il trancha la tête du géant.

 

***

 

En sortant de la cheminée, les deux hommes retrouvèrent Guenhwyvar qui montait la garde avec diligence. Le fauve tourna sur lui-même en grognant quand il reconnut ses compagnons, et Wulfgar, ne comprenant pas que le ronronnement rauque était amical, fit prudemment un pas en arrière.

— Il doit y avoir un tunnel latéral plus loin dans le couloir principal, raisonna Drizzt, n’ayant pas le temps de s’amuser de la nervosité de son ami.

— Finissons-en, alors, dit Wulfgar.

Ils trouvèrent le tunnel comme le drow l’avait pronostiqué et arrivèrent bientôt à une porte qu’ils pensaient devoir mener à la pièce où se trouvait le reste des géants. Ils échangèrent une tape sur l’épaule pour se souhaiter bonne chance et Drizzt caressa Guenhwyvar, même si Wulfgar déclina son invitation à en faire autant. Puis ils firent irruption à l’intérieur.

La salle était vide : son autre porte, invisible depuis le poste d’observation de Drizzt dans la cheminée, était entrouverte.

 

***

 

Biggrin envoya le seul soldat qui lui restait porter un message à Akar Kessell par une porte latérale secrète. Le géant avait été déshonoré, et il savait que le sorcier n’accepterait pas facilement la perte de si nombreuses troupes de valeur. La seule chance de Biggrin était de s’occuper des deux guerriers intrus et d’espérer que leurs têtes apaiseraient son chef impitoyable. Le géant pressa son oreille contre la porte et attendit que ses victimes pénètrent dans la pièce adjacente.

 

***

 

Wulfgar et Drizzt passèrent une seconde porte et se retrouvèrent dans une salle somptueuse, dont le sol était orné d’épaisses fourrures et de grands coussins duveteux. Deux autres portes permettaient de sortir de la pièce. L’une d’elles était légèrement ouverte sur un couloir obscur, et l’autre était fermée.

Soudain, Wulfgar arrêta Drizzt de sa main déployée et lui fit signe de rester silencieux. La qualité du guerrier véritable, ce sixième sens qui lui permet de sentir le danger invisible, était entrée en jeu. Lentement, le barbare se tourna vers la porte fermée et leva Crocs de l’égide au-dessus de sa tête. Il s’interrompit un moment et pencha la tête, tendant l’oreille, à l’écoute d’un bruit confirmant ses soupçons. Il n’y en eut aucun, mais Wulfgar avait confiance en son instinct. Il poussa un hurlement en l’honneur de Tempus et lança le marteau. Il mit la porte en pièces avec un craquement sonore, projetant les planches – et Biggrin – sur le sol.

Drizzt remarqua le balancement de la porte secrète, ouverte de l’autre côté de la pièce derrière le chef des géants, et il comprit que le dernier d’entre eux avait dû s’éclipser. Le drow mit rapidement Guenhwyvar à l’œuvre. La panthère comprit elle aussi ce qui se passait, car elle détala, réglant la question de Biggrin qui se tortillait toujours au sol d’un seul bond puissant, et elle se rua hors de la grotte pour traquer le verbeeg en fuite.

Le sang ruisselait sur le côté de la grande tête du géant, mais l’os épais de son crâne avait repoussé le marteau. Drizzt et Wulfgar regardèrent avec incrédulité comme l’énorme géant du givre secouait ses bajoues et se relevait pour aller à leur rencontre.

— Ce n’est pas possible, protesta Wulfgar.

— C’est un géant tenace, dit Drizzt en haussant les épaules.

Le barbare attendit que Crocs de l’égide soit revenu dans sa main, puis il avança avec le drow pour faire face à Biggrin.

Le géant resta dans l’embrasure de la porte afin qu’aucun de ses adversaires ne puisse attaquer ses flancs, tandis que Wulfgar et Drizzt approchaient avec assurance. Tous trois échangeaient des regards menaçants et se jaugeaient tout en balançant placidement leurs armes.

— Tu dois être Biggrin, dit Drizzt en s’inclinant.

— C’est bien moi, proclama le géant. Biggrin ! L’dernier ennemi qu’verront vos yeux !

— Aussi confiant qu’opiniâtre, remarqua Wulfgar.

— Petit humain, rétorqua le géant, j’ai écrasé des centaines d’tes semblables chétifs !

— Raison de plus pour te tuer, déclara calmement Drizzt.

Avec une vitesse et une férocité soudaines qui surprirent ses deux adversaires, Biggrin balança sa hache énorme devant lui. Wulfgar recula hors de sa portée, et Drizzt parvint à se baisser en dessous de la frappe, mais le drow frissonna quand il vit la lame de la hache arracher un large pan du mur de pierre.

Wulfgar bondit droit sur le monstre dès que la hache l’eut dépassé, frappant le large thorax de Biggrin avec Crocs de l’égide. Le géant tressaillit, mais encaissa le coup.

— Va falloir m’frapper plus fort qu’ça, petit homme ! beugla-t-il alors qu’il lançait un puissant coup à revers avec la tête plate de sa hache.

De nouveau, Drizzt esquiva la frappe en se baissant. Wulfgar, toutefois, si aguerri qu’il soit, ne bougea pas assez vite pour se retrouver hors de portée. Le barbare parvint à positionner Crocs de l’égide devant lui, mais la force pure de l’arme lourde de Biggrin le fracassa contre le mur. Il s’affaissa sur le sol.

Drizzt savait que les choses étaient mal engagées. Son bras gauche était toujours inutilisable, ses réflexes ralentis par l’épuisement, et ce géant était simplement trop puissant pour qu’il puisse parer la moindre de ses frappes. Il réussit à glisser un petit coup de cimeterre au géant tandis que celui-ci préparait sa prochaine frappe, avant de s’enfuir dans le couloir principal.

— Cours, espèce d’chien noir ! rugit le géant. J’suis à ta poursuite, et j’t’aurai !

Biggrin fonça derrière Drizzt, pensant que sa victoire était déjà acquise.

Le drow dégaina ses cimeterres quand il atteignit le tunnel principal et chercha un endroit pour tendre une embuscade au monstre. N’en trouvant aucun, il avança vers la sortie et attendit.

— Où c’est qu’tu t’caches ? railla Biggrin comme sa silhouette massive pénétrait dans le couloir.

Perché parmi les ombres, le drow lui lança ses deux couteaux. Les deux atteignirent leur cible, mais Biggrin ralentit à peine.

Drizzt sortit de la grotte. Il savait que si Biggrin ne le suivait pas, il devrait retourner à l’intérieur ; il ne pouvait certainement pas laisser Wulfgar y mourir. Les premiers rayons de l’aube percèrent sur la montagne, et Drizzt s’inquiéta de la luminosité croissante, craignant qu’elle gâche toutes ses chances de tendre une embuscade. Escaladant l’un des petits arbres qui dissimulaient l’entrée, il sortit sa dague.

Biggrin se rua à l’extérieur sous la lumière du soleil et regarda autour de lui, cherchant des signes du drow en fuite.

— T’es fait, espèce de misérable chien ! T’as nulle part où t’enfuir !

Tout à coup, Drizzt fut sur le dos du monstre, transperçant et tailladant son visage dans une avalanche de coups de poignard. Le géant hurla de fureur et propulsa violemment son corps massif en arrière, envoyant Drizzt voltiger dans le tunnel, incapable de trouver une prise ferme avec son bras affaibli. Il atterrit lourdement sur son épaule blessée et la douleur intense manqua le faire défaillir. Il se tordit et se tortilla en tous sens pendant un moment, tenant de se remettre sur ses pieds, mais il cogna contre une lourde botte. Il savait que Biggrin n’avait pas pu le rejoindre aussi rapidement. Il se retourna lentement sur le dos, se demandant d’où avait bien pu venir ce nouveau géant.

Mais le combat prit une tout autre tournure quand il vit que c’était Wulfgar qui se tenait au-dessus de lui, Crocs de l’égide fermement en main et une mine résolue peinte sur le visage. Wulfgar garda les yeux rivés sur le géant tandis qu’il pénétrait dans le tunnel.

— Il est pour moi, dit le barbare d’un ton sinistre.

Biggrin avait véritablement l’air hideux. L’endroit où le marteau l’avait frappé était couvert de sang séché, tandis que l’autre côté de sa tête, son visage et son cou ruisselaient du sang vif de plusieurs nouvelles blessures. Les deux couteaux que Drizzt avait lancés étaient toujours enfoncés dans le torse du géant, comme des médailles d’honneur morbides.

— Est-ce que tu peux encaisser une autre frappe ? le défia Wulfgar en lançant de nouveau Crocs de l’égide sur le géant.

En réponse, Biggrin bomba sa poitrine d’une manière provocante pour bloquer le coup.

— J’peux encaisser tout c’que t’as en réserve ! se vanta-t-il.

Crocs de l’égide atteignit sa cible, et Biggrin chancela d’un pas. Le marteau lui avait brisé une côte ou deux, mais le géant pouvait supporter cela.

Cependant, de façon bien plus meurtrière, Crocs de l’égide avait poussé l’un des couteaux de Drizzt au travers du cœur de Biggrin.

— Je peux courir, à présent, chuchota Drizzt à Wulfgar quand il vit le géant recommencer à avancer.

— Je reste là, s’obstina le barbare sans le moindre tremblement de peur dans la voix.

Drizzt dégaina ses cimeterres.

— Bien parlé, mon courageux ami. Abattons donc cette bête infecte – on aura largement de quoi manger !

— Tu vas découvrir qu’c’est plus dur à faire qu’à dire ! rétorqua Biggrin. (Il sentit une piqûre soudaine dans sa poitrine, mais chassa la douleur d’un grognement.) J’ai encaissé tes meilleurs coups, et pourtant j’viens sur toi ! Tu peux pas espérer gagner !

Drizzt, tout comme Wulfgar, craignait qu’il y ait plus de vérité dans les vantardises du géant que ce qu’ils voulaient bien admettre. Ils étaient au bout du rouleau, blessés et à bout de souffle, pourtant fermement décidés à rester et à finir la besogne.

Mais l’assurance qu’affichait le géant alors qu’il approchait d’un pas régulier était des plus déroutantes.

Biggrin se rendit compte que quelque chose n’allait pas du tout quand il arriva à quelques pas des deux compagnons. Wulfgar et Drizzt s’en étaient aperçus eux aussi, car, tout à coup, les enjambées du géant ralentirent.

Celui-ci les regarda avec indignation, comme s’il avait été trahi.

— Chiens ! haleta-t-il, une goutte de sang jaillissant de sa bouche. Par quelle diablerie…

Biggrin tomba raide mort sans ajouter un mot.

 

***

 

— Devons-nous partir à la recherche du fauve ? demanda Wulfgar quand ils revinrent à la porte secrète.

— Aie confiance en mon ombre, répondit-il. Guenhwyvar ne laissera pas s’échapper le verbeeg. Par ailleurs, j’ai un bon repas qui m’attend encore dans la grotte.

— Vas-y, lui dit Wulfgar. Je vais rester ici attendre que la panthère revienne.

Drizzt étreignit l’épaule du grand homme en partant. Ils avaient traversé beaucoup de choses dans le peu de temps qu’ils avaient passé ensemble, et Drizzt se doutait que leurs aventures ne faisaient que commencer.

Le drow chanta un chant de ripaille en s’engageant dans le couloir principal, mais seulement pour tromper Wulfgar, car la table où se trouvait le repas ne serait pas son premier arrêt. Le géant avec lequel ils avaient parlé plus tôt s’était montré évasif quant à ce qui se trouvait au bout du seul tunnel qu’ils n’avaient pas encore exploré. Et après tout ce qu’ils avaient découvert, Drizzt pensait que cela ne pouvait être qu’une seule chose : un trésor.

 

***

 

La panthère courait à grandes foulées souples parmi les pierres brisées, réduisant facilement l’écart qui la séparait du géant au pas lourd. Bientôt, Guenhwyvar put entendre la respiration laborieuse du verbeeg tandis que la créature luttait à chaque bond, à chaque escalade. Le géant tentait de rejoindre Valtombe et la toundra qui s’étendait au-delà. Mais sa fuite était si désespérée qu’il ne quitta pas le versant du Cairn de Kelvin pour le sol plus praticable de la vallée. Il cherchait une route plus directe, croyant que ce serait le chemin le plus rapide vers la sécurité.

Guenhwyvar connaissait les différents secteurs de la montagne aussi bien que son maître, elle savait où se trouvaient les tanières de chaque créature. Le fauve avait déjà déterminé le chemin qu’il voulait faire prendre au géant. Comme un chien de berger, elle raccourcit la distance qui la séparait du monstre et lui griffa le flanc, faisant dévier sa course vers un petit lac profond sur la montagne. Le verbeeg terrifié, certain que le marteau de guerre fatal ou le vif cimeterre n’étaient pas loin derrière, n’osa pas s’arrêter pour lutter contre la panthère. Il s’élança aveuglément sur le chemin que Guenhwyvar lui avait choisi.

Peu de temps après, la panthère se détacha du géant et partit en courant. Quand le fauve atteignit le bord des eaux froides, il inclina la tête et concentra ses sens affûtés, espérant discerner quelque chose qui pourrait l’aider à mener à bien sa besogne. Puis Guenhwyvar remarqua le frémissement presque imperceptible d’un mouvement dans l’eau, sous le scintillement des premières lueurs de l’aube. Ses yeux perçants reconnurent la longue forme sombre qui restait mortellement immobile. Satisfaite que le piège soit tendu, Guenhwyvar se positionna derrière une proche saillie et elle attendit.

Le géant avança d’un pas lourd vers l’étendue d’eau, respirant bruyamment. Il s’appuya un moment contre un gros rocher, malgré sa terreur. Les alentours semblaient suffisamment sûrs pour l’instant. Dès qu’il eut repris son souffle, le géant regarda vivement autour de lui, s’assurant qu’il n’était pas poursuivi, puis il recommença à avancer.

Il n’y avait qu’un seul passage pour traverser le bassin, un rondin tombé par-dessus qui l’enjambait en son centre, et les autres chemins possibles pour contourner la retenue d’eau, bien que celle-ci ne soit pas bien large, se faufilaient entre des dévers à pic et des parois protubérantes, annonciateurs d’une progression pénible.

Le verbeeg testa le rondin. Il semblait robuste, alors le monstre commença prudemment à traverser. La panthère attendit que le géant soit presque au centre de l’étendue d’eau, puis elle déboula hors de sa cachette et bondit dans les airs vers le verbeeg. Le fauve atterrit lourdement sur le géant surpris, planta ses griffes dans la poitrine du monstre et rebondit vers la sécurité de la rive. Guenhwyvar termina sa course dans l’eau glacée, mais réussi à s’en extirper vivement. Le géant, cependant, agita les bras avec frénésie pendant un moment, tentant de maintenir son équilibre précaire, avant de se renverser dans une giclée d’éclaboussure. L’eau se referma sur lui pour l’engloutir. Désespérément, le géant se jeta sur un rondin flottant à proximité, la forme que Guenhwyvar avait reconnue plus tôt.

Mais comme les mains du verbeeg se baissaient, la silhouette qu’il avait prise pour un rondin s’agita brusquement : le serpent constricteur aquatique de quinze mètres de long était en train de s’enrouler autour de sa proie à une vitesse vertigineuse. Les anneaux implacables plaquèrent les bras du géant contre ses flancs et entamèrent leur compression impitoyable.

Guenhwyvar secoua l’eau glacée de sa fourrure noire et luisante et reporta son regard vers le bassin. Quand une autre partie du serpent monstrueux enserra le cou du verbeeg et entraîna le monstre impuissant sous la surface, la panthère fut satisfaite que sa mission soit accomplie. Avec un long rugissement sonore proclamant sa victoire, Guenhwyvar repartit en bondissant vers le repaire.

L'Éclat de Cristal
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